
Edvard Munch ; résolument moderne
« …et l’on a cru que l’homme était fou. »
Dans un article publié dans le journal norvégien Aftenposten en 1923 à l’occasion des soixante ans du peintre norvégien Edvard Munch, le journaliste revenait sur l’accueil ambivalent reçu par l’artiste à ses débuts. Il rappelait que, dès le départ, Munch avait révolté ses contemporains. C’est d’ailleurs l’un des sujets centraux du film de Peter Watkins en 1973, La danse de la vie ; on y voit la solitude de l’artiste face à l’incompréhension d’une société puritaine et bourgeoise qui préfère voir en lui un malade mental plutôt que l’annonciateur de la crise identitaire de cette fin de siècle. On va jusqu’à saboter ses œuvres en écrivant dessus ; « ceci ne peut être peint que par un fou ». Des années plus tard, ses tableaux sont jugés « dégénérés » et retirés des musées allemands par le régime nazi, comme ceux de Kandinsky, Klee, Chagall, Matisse, Gauguin, Picasso, etc. (La liste est longue et ravirait aujourd’hui n’importe quelle musée dans le monde…)
Et pourtant, Munch est aujourd’hui considéré comme l’un des pionniers de l’expressionnisme, et Le Cri, son emblématique tableau, a été érigé en symbole de la condition de l’homme moderne au tournant du XIXe siècle. Ce visage traversé par l’angoisse a une identité indéterminée et pourtant universelle. Et c’est cette indétermination qui a fait son succès et qui a permis au célèbre tableau de devenir une « icône populaire », chacun étant libre de se l’approprier, de s’en inspirer, de le parodier et de le réinventer.
En 1984 déjà, Andy Warhol créait ses propres sérigraphies du Cri « d’après Edvard Munch » ; l’année dernière, l’une d’entre elle a été vendue 5.5 millions de dollars à un collectionneur privé… Autre icône populaire, Bart Simpson nous a lui aussi livré sa propre version du tableau de Munch : Munch lui-même en avait peint quatre versions différentes.
Le vidéaste roumain Sebastian Cosor, dans un petit film d’animation en 2012, a lui créé une association insolite en donnant vie à l’œuvre du peintre norvégien sur une chanson du groupe anglais Pink Floyd ; « The Great Gig in the Sky » issu de l’album de 1973 Dark Side of the Moon.
Voyant comme Rimbaud, visionnaire dément et génial comme Nietzsche, Munch est non seulement celui qui voit (déformant, transformant la réalité par le regard qu’il porte sur le monde, par son angoisse ou sa folie), mais également celui que l’on voit. Souvent, on l’aperçoit au premier plan de ses tableaux, de face, le regard fixe et interdit, comme dans La Vigne vierge rouge (1898-1900) ou bien dans Jalousie (1907) ; il apparaît comme un acteur sortant du cadre, dans son dos se déroule une scène dont il est, semble-t-il, exclu. Dans ses autoportraits, il y a une volonté d’exhibition ; le peintre fait étalage à la fois de sa vie et de son œuvre. On le voit en train de manger, de boire, dans sa chambre, habillé, nu, malade, enfermé dans une clinique. L’histoire le range souvent uniquement parmi les artistes de la fin du XIXe siècle, ses œuvres les plus connues ayant été réalisées dans les années 1890, quitte à oublier qu’il mourut en 1944 et que, par conséquent, il vécut le grand saut dans la modernité et les grands bouleversements du début du XXe siècle; son œuvre en porte incontestablement les traces.

En 2012, une exposition itinérante se concentrait justement sur « l’œil moderne » d’Edvard Munch, en mettant l’accent sur la période de 1900 à 1944, où il se confronta à de nouveaux supports, comme la photographie ou le film. Or, c’est bien là, dans son utilisation des « nouvelles technologies » que Munch est résolument moderne.
Dès 1902, c’est avec son Kodak à la main qu’il capture son image, à bout de bras ou avec un retardateur. Il joue, expérimente, pose. Voyez ces « selfies » d’avant l’heure qui nous parlent déjà, bien avant l’arrivée des Smartphones, de notre rapport à l’image, de notre narcissisme fertile et intarissable, de notre « folie » aussi, peut-être ?
