
Les femmes froides des Préraphaélites
Il y a des personnes qui semblent impossibles à fixer, demeurant toujours dans une sorte de flou, d’hésitation permanente face à la vie. Les femmes que peignent les Préraphaélites sont un peu comme ça. Souvent sujets de la toile, elles donnent pourtant l’impression de manquer de consistance. Leurs attitudes et leurs expressions leur confèrent une mollesse générale presqu’exaspérante. Ces tableaux ont choqué l’Angleterre victorienne au 19ème siècle : on trouvait ces femmes laides. Et puis, on n’appréciait guère que certaines d’entre elles soient des prostituées ou des maîtresses de bas étage (Hunt, The Awakening conscience, 1853). Cela ne collait pas avec la bienséance et la morale victorienne. Mais les Préraphaélites n’aspiraient pas à montrer des femmes immorales. Ou du moins, pas des femmes immorales toute leur vie.
Ils veulent dénoncer les mœurs de leurs contemporains mais pensent toutefois qu’une femme doit aspirer à la pureté – et leur laissent souvent une voie vers l’absolution dans leurs tableaux. L’autre aspect fascinant de ces peintures réside dans l’intérêt pour les détails, tous symboles ou allégories, et la décoration. D’ailleurs, l’un des membres du deuxième courant préraphaélite, William Morris, ouvrira sa propre société de décoration et d’arts graphiques, la Morris Firm, en 1861. Les femmes peintes par les Préraphaélites sont placées dans un décor si dense et soigné que celui-ci semble parfois prendre le pas sur la figure humaine (Millais, Ophélie, 1852).

Huile sur toile, 76,2 x 55,9 cm.
Tate Collection, Londres.
En réalité, les femmes des Préraphaélites sont exactement à la place que leur confère la société victorienne : elles font partie du décor. Elles n’expriment pas d’émotion car cela ne fait pas partie des mœurs de l’époque. Les hommes qui peignent ces femmes révèlent entre les lignes de leurs tableaux la distance sociale qui existe entre les deux sexes au sein des classes bourgeoises. Les hommes d’un côté, avec leur droit à l’adultère (ils ont des besoins à satisfaire tout de même), les femmes et leur foyer bien rangé de l’autre. Celles-ci sont drapées dans un mysticisme par la société, qui les contraint à la perfection et surtout à la pureté.
Cette notion régit toutes les relations entre hommes et femmes de bonne société. Le sexe n’est pas qu’un tabou ; il rebute certains gentlemen, qui préfèrent passer du temps en compagnie d’autres hommes. S’agit-il d’homosexualité ou du refus de la part animale de l’être humain ? La réponse n’est pas unique. John Ruskin, théoricien de l’art mais aussi vif critique de la société de son époque, voit par exemple son mariage avec Effie Gray annulé pour non-consommation. Selon les termes de la jeune femme, il aurait été dégoûté de son corps dès le premier soir. Effie Gray se remariera avec le peintre Millais tandis que Ruskin restera célibataire. C’est ce puritanisme que dénonce par exemple Oscar Wilde dans son roman Le Portrait de Dorian Gray (1890).

Huile sur panneau de bois, 27,9 x 20,3 cm.
The Fitzwilliam Museum, Cambridge.
La femme est ainsi tellement sanctifiée qu’elle en devient mythique. Paradoxalement, cette sacralisation l’emprisonne. Au lieu de lui permettre d’acquérir une quelconque liberté dans la société, elle justifie la tutelle et le contrôle d’une figure masculine tout au long de sa vie. Ainsi, si un mari considère sa femme impure pour quelque raison que ce soit, il a le droit de demander le divorce et de la jeter à la rue… où elle n’a d’autre choix que de se prostituer pour survivre. La femme constitue en quelque sorte, une possession de l’homme. Cette notion est particulièrement mise en lumière dans le premier volet de la Saga des Forsyte écrit par John Galsworthy (1906) et intitulé « The Man of Property ». Le mari, obnubilé par son envie de posséder les choses, veut avoir sa femme pour lui tout seul. Il jalouse même ses amies. Il tente de l’emmener à la campagne où elle sera complètement isolée mais elle lui résiste et, comble, tombe amoureuse d’un autre homme. Elle finit par le quitter, après qu’il l’ait violée, acte symbolique de son désir pernicieux de possession.
Les Préraphaélites ont beau dire qu’ils dénoncent la rigidité des normes de leur époque, ils enferment en réalité les femmes qu’ils peignent dans cette froideur digne d’une statue que l’on érige comme un totem. Idéalisée, la femme préraphaélite demeure une entité pure et sacrée, intouchable et inviolable. En cela, elle est le reflet parfait des mœurs de l’époque.



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